Quel est pour vous le comble de la misère?
Avoir honte de soi ou rendre honteux qui ne le mérite pas, c'est-à-dire tout le monde. Et le meilleur moyen de n'avoir pas honte, c'est d'éviter toute dépendance qui, à un moment ou à un autre, vous force à vous diminuer, à agir contrairement à vos élans naturels. J'ai déjà vu des gens s'abaisser très bas parce qu'on leur faisait honte : ils étaient moins qu'eux-mêmes. Dans la défaite, on peut conserver la dignité du sourire; dans la honte, on n conserve rien de bon.

Où aimeriez-vous vivre?
Dans un pays sonore, coloré, savoureux, assez vaste pour réunir la mer et la montagne, le ciel et les gouffres, les plaines et les étangs, le nord qui mord la peau et le sud qui amollit le cœur, les forêts noires et les grandes maisons chaudes qui sentent la viande rôtie, où on prend le temps de bourrer une pipe après le repas et même de choisir sa pipe; bref, un pays de soleil et de brumes, de matins clairs et de crépuscules soudains, de soirs coulants et de nuits de poudrerie, un pays sauvage qui serait criblé d'iles humaines, habité par des animaux de tout poil et traversé par des vents de tout muscle. J'aimerais faire des promenades solitaires dans un pays qui aurait tous les visages du monde, mais ce pays-là n'existe pas, je le sais, même si j'ai peu voyagé, attache comme je le suis à  la ville où je suis né et à la campagne où j'ai passé le plus beau temps de ma vie. Mais je n'ai qu'à l'inventer, après tout. Jules Verne, vieux maudit, tu as bien inventé le monde moderne. Tu ne savais pas ce que tu faisais.

Votre idéal de bonheur terrestre?
Ce questionnaire étant un jeu, je veux bien jouer le jeu, mais en précisant tout de suite que pour les gens de ma sorte, l'idéal n'est pas un mot, parce qu'il n'est pas l'image de quelques chose de vivant. Si vous parlez de projet, je comprends; j'ai la prétention, commune à tous mes semblables, de former des projets plus ou moins sensés. Il y a plusieurs années que j'ai cessé d'imaginer le bonheur idéal, paradis ou Grand Soir, pour découvrir que chaque jour ( et chaque nuit à fortiori, dirait mon ex-professeur d'anglais) est lui-même un paradis, je dirais plutôt un verger qui offre au passant ses fruits. J'ai appris à choisir les plus mûrs de préférence aux fruits qui verdissent en terres lointaines, dans le futur de l'esprit égaré. Le bonheur commence la matin, par le plaisir d'ouvrir les yeux encore une fois et de boire son café, puis il y ale plaisir de choisir sa première pipe, de la fumer en jetant des coups d'œil sur les livres-compagnons, les meilleurs amis du moment. Et plus tôt, avant le lever, il y a eu le corps tiède de la femme qui, à l'aube, s'est retournée pour vous donner un peu de sa chaleur en collant le rond de sa cuisse contre votre ventre tandis que nous cachions notre nez entre son sein et son aisselle. Je ne ferais pas l'inventaire de mes bonheurs quotidiens, mais qu'il suffise de dire que l'idéal, s'il veut dire quelques chose, c'est ce jour même, c'est ce qu'on prend dans ses mains.

Pour quelles fautes avez-vous le plus d'indulgence?
L'excès de générosité, le débordement du cœur, l'élan immodéré qui crée la passion. Mais ce que je pardonne le moins, c'est l'excès de l'esprit quand celui-ci étouffe le cœur et travaille tout seul comme un vieux garçon. Je pardonnerais tout à celui qui n'aurait pas la vanité de se justifier. Une faute avouée perd son caractère offensant, elle prend l'allure d'une faiblesse bien humaine, après tout.

Votre qualité préférée chez un homme?
L'amour de la vie.  Et le courage modeste.

Et chez la femme?
Même chose.

Votre vertu préférée?
La volonté d'être soi-même dans un monde où c'est un scandale. Rousseau et Brassens sont dans ce domaine des maîtres exemplaires.

Votre occupation préférée?
Tout ce que je fais au moment où j'en ai envie, les petites choses comme les grandes choses. Découvrir le nom d'une plante ou faire l'amour, écrire ou manger, acheter un livre ou un pipe, dormir ou rencontrer des amis.

Qui auriez-vous aimé être?
Il faudrait pouvoir se mettre dans la peau d'un autre, ce qui est absurde et impossible.

Le principal trait de votre caractère?
Une sorte d'insouciance ou plutôt d'indifférence à tout ce qui ne m'est pas essentiel. Je ne sais pas écouter les choses ou les êtres qui n'ont pas d'âme. Mais je veux tout savoir de ce qui me passionne et le posséder entièrement.

Ce que j'apprécie le plus chez mes amis?
La confiance; le respect dans la familiarité.

Votre principal défaut?
La susceptibilité; et la difficulté de réagir immédiatement. Je suis d'une lenteur qui me désespère. Je rumine longtemps, faute d'exploser au bon moment.

Votre rêve de bonheur?
Le bonheur ne se rêve pas, il se vit, exactement comme l'idéal. Il est quotidien ou rien du tout. J'ai horreur du bonheur imaginaire. Mon bonheur consiste à suivre les règles de mon cœur et à satisfaire les exigences de mon corps et de mon esprit.

Quel serait votre plus grand malheur?
N'avoir plus rien à dire parce que je serais devenu sourd  au monde, aveugle au spectacle du monde; où ne plus pouvoir revoir les êtres qui me sont indispensables.

Ce que vous voudriez être?
Je ne peux pas l'imaginer, trop occupé à être ce que je suis déjà.

Votre couleur préférée?
Je les aime toutes également quand elles conviennent à leur objet: le blanc de la neige propre, le vert des conifères, le rouges des tomates mûres, le miel du soleil d'octobre, le brun gras d'une terre riche, le noir des forêts nocturnes, le gris des cendres. Je porte volontiers le vert, même en un jour de deuil.

La fleur?
Je n'ai pas de prédilection particulière, toutes les fleurs ayant leur odeur et leur velouté, leur couleur et leur grâce, c'est-à-dire leur rôle à jouer dans le tableau de la nature.

L'oiseau?
La même chose. La corneille elle-même a, l'automne, des cris qui m'émeuvent. Enfant, je craignais le woop-poor-will ou l'engoulevent parce que ma mère en avait fait un oiseau de malheur qui nous ramenait, tremblants, à la maison au crépuscule. Mais j'ai appris à l'aimer, toute frayeur dissipée.

Quels sont vos héros de roman préférés?
Les héros du quotidien, obscurs, méconnus, dont on ne parle jamais parce qu'ils sont peu romanesques. Si je choisis néanmoins un personnage, il aura l'appétit de vivre de Fabrice-Stendhal, la générosité d'Antonio-Giono, la passion dévorante d'Ashini-Thériault et l'humanité de Jean-Jacques des Confessions. Il me faut chez un héros à ma convenance le sens de la jouissance, qui est le principe du bonheur, allié au sens du combat. Mettons que je veuille mettre un peu d'Épicure dans la peau de Robin des Bois.

Quel est votre personnage historique favori?
Les rebelles, les maquisards, les  guérilleros, les bergers diseurs de vérités, les hommes qui savent écouter le monde et l'interpréter. Pas de grands hommes, pas de Louis quatorze ni de Napoléon, quoique j'aie un faible pour Castro, qui a commencé par connaître le peuple avant de se battre en son nom. Les despotes n'ont aucune excuse. Les grands personnages me paraissent épouvantablement égoîstes parce qu'ils mettent l'Histoire au service de leur propre cause.

Vos héros dans la vie réelle?
Ceux qui savent manier leurs outils et qui, par la qualité de leur travail, rendent la vie meilleure. Un menuisier amoureux de bois a déjà embelli mes journées d'été. Des écrivains m'ont donné le goût des mots qui collent à la vie toute crue. Ce sont des héros, tout comme l'homme ordinaire, qui est un simple père de famille, un modeste ouvrier sachant aussi bien vivre que travailler. Le héros serait donc, pour moi, une sorte de savant de la vie, le seul admirable parce qu'il n'en tire aucune gloire, même posthume.

Vos héroïnes dans la vie réelle?
Les femmes qui ne prennent ni pour des hommes ni pour des enfants gâtés, les amantes qui sont aussi des mères et des maies, toutes les femmes qui font leur métier avec plaisir parce que c'est la meilleur façon de vivre.

Vos héroïnes dans la fiction?
Là vous m'avez. Colette peut-être, un écrivain qui était une femme étonnante, à en juger par Sido et les vrilles de la vignes.

Vos héroïnes dans l'histoire?
Je n'en connais pas. Jeanne d'Arc aurait pu me tente, mais je trouve que c'est bien mal tourner que de brûler vive au vu et au su d'évêques et d'Anglais. Elle aurait pu demeurer une héroïne si on n'en avait pas fait une sainte, et rien ne me semble plus hasardeux, plus pleurnichard et plus triste, que le recours aux morts, fussent-ils à la droite du grand patron Mais peut-être que les épouses des tyrans ont quelque chose d'héroïque.

Votre peintre favori?
Je n'ai pas d'idole; j'ai quand même des préférences: Bosch, Bruegel, Corot, Courbet, Chagall, Lemieux et Gogol, peintre des vanités humaines.

Votre musicien favori?
Le vent dans les pins; faute de quoi, j'écoute Vivaldi, Bach et Mozart. Je n'ai pas l'oreille musicienne, et c''est une faiblesse que j'accepte mal. Pourtant, j'aimes les chants populaires, les nôtres et les slaves, tout ce qui raconte l'histoire quotidienne, la petite histoire des peuples.

Vos poètes préférés?
Chez les ancêtres, Virgile. Après viennent les truands Villon et Verlaine, sans oublier Savard, Brassens et Aragon.

Vos auteurs favoris en prose?
Il y en a tellement. Céline, Bernanos, Giono, Balzac et le Stendhal de Parme, les Russes, à commencer par Gogol et Pouchkine; et puis Ferron, Rousseau, certains Faulkner et quelques Hemingway, Ernst Jünger, et de longs passages pigés dans Péguy, Rabelais et Cervantès. Stevenson aussi et Swift.

Vos noms favoris?
Les noms n'importent pas puisque personne ne les choisit, pas plus d'ailleurs que les prénoms, la famille et la patrie. On se débrouille avec ça, comme on peut, et bien bête qui ne s'en arrange pas. Chez les primitifs, on avait plus de discernement et plus de respect pour le sens des mots: on donnait à chacun un nom qui convenait à sa nature. Un observateur devenait un Hibou, un rusé s'appelait Renard; un autre portait le nom d'un arbre. Ce baptême avait l'avantage de créer des rapports dynamiques entre les êtres et la nature. Chez nous, les noms sont donnés par les membres les plus influents de la parenté qui ont des préférences que rien , qu'est-ce que ne justifie. Pierre, Jean ou Jacques, qu'est-ce que vous voulez que ça change? Les scouts se rebaptisent. C'est ainsi que je me suis appelé Hibou.

Ce que vous détestez par dessus tout?
Bien des choses, à commencer par les gens qui s'ennuient et qui ennuient les autres en jouant un rôle qui les caricature.

Caractères historiques que vous méprisez le plus?
Le tyran, en particulier celui qui fait des compliments au peuple tout en lui mettant des bâtons dans les jambes. Napoléon et Staline en ont assez fait pour qu'on se défie à tout jamais du pouvoir personnel.

Le fait militaire que vous admirez le plus?
Ils donnent tous naissance à des orgueils détestables. La Conquête, ici, a rendu les vainqueurs arrogants et hauts, de sorte que les voici incapables d'imaginer un retournement de la situation. Notre volonté de puissance, encore embuée de mélancolie, se heurte donc fatalement à leur obstination à conserver les privilèges de leur victoire. Mais la victoire qui me plaît n'est pas militaire: c'est elle qu'on remporte contre ses propres craintes.

La réforme que vous admirez le plus?
Les réformes me paraissent suspectes. Ce sont des mesures prises pour dorer la pilule, pour endormir le mal. Quand un peuple est assez mal en point pour qu'on lui propose des réformes, c'est qu'il a besoin d'une révolution.

Le don de la nature que vous voudriez avoir?
Je ne sais pas trop: l'harmonie des gestes et de la parole, peut-être. Malgré tout, la nature nous donne une part assez grande de dons pour qu'on soit un homme, et ça suffit.

Comment aimeriez-vous mourir?
En rêvant que tout est bien qui finit bien. J'ai connu un moment d'angoisse en imaginant ma propre mort. Autour de moi, tout finit par mourir. Rien n'est éternel, toute vie ayant un sens unique, qui va de la naissance au dépérissement. Je ne vois pas pourquoi il en irait autrement pour la bête humaine.

État présent de votre esprit?
Heureux d'avoir trouvé un certain équilibre fait un égoïsme fondamental et d'un amour d'autrui qui l'empêche de sa dégrader.

Votre devise?
Toujours libre!


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